La reine est morte, Vive le roi
Le 12 du mois du Lion de l’année malgache 1862, deux missives
partirent de la capitale pour chacun des gouvernorats. Ranavalona I°
venait de passer de vie à trépas. C’est la nouvelle
qu’annonçait l’une de ces lettres. L’autre annonçait
que son fils Rakotondradama lui succédait sous le nom de Radama
II.
La mort d’un souverain était vécue comme une catastrophe
cosmique, la terre tremblait, le tonnerre grondait, le soleil disparaissait.
Comment s’effectuait la succession? Quelles mesures étaient-elles
alors prises?
C’est ce que nous pouvons voir à Fort-Dauphin, la province
la plus éloignée de la capitale. Deux lettres y arrivèrent
le 5 du mois du Scorpion de l'année malgache 1862, presque trois
mois après les événements, l'une annonçant
la mort de Ranavalona 1ère, l'autre portant à la connaissance
des sujets que Rakotondradama lui succédait sous le nom de Radama
II. Le 9 du même mois, le 13 Hrs Ramanankilana, son adjoint, le
12 Hrs et Maréchal Andriamose ou Rainisandilisy, et toute l’équipe
du gouvernorat répondaient à ces courriers et faisaient
le rapport des mesures prises.
Radama II, le nouveau roi
Le gouverneur commence par répondre à la lettre où
le roi écrivait : "Izaho no Andriana Mpanjaka ny Madagascar",
"C’est moi l’Andriana qui suis Roi de Madagascar".
La nouvelle était annoncée aux officiers, à l’armée,
au peuple et aux vazaha qui suivaient la loi du royaume, c'est-à-dire
de tous ceux qui, en quelque sorte, avaient leur mot à dire et
devaient faire allégeance au nouveau souverain. Les étrangers
qui ne suivaient pas la loi du royaume, devaient évidemment être
informés, mais s’ils n’étaient pas explicitement
désignés, c’est parce qu’ils devaient se contenter
d’enregistrer l’événement. Miova Andriana, miova
sata, disait le principe constatant le changement de souverain. "Change
le Prince, changent les principes". Le contrat avec le souverain
précédent était rompu par son trépas et devait
être renouvelé. Théoriquement, le nouveau souverain
pouvait édicter de nouvelles règles, et ceux qui y étaient
soumis devaient donner leur accord. Les étrangers "qui suivaient
la loi du pays" étaient donc aussi concernés que les
autres sujets du roi.
En fait, nous n’avons pas trace, dans la correspondance de Fort-Dauphin,
du didim-panjakana que proclama alors Radama II. C’est qu’il
n’arriva pas en même temps que les deux lettres, car il fallait
le temps, sinon de le concevoir car Rakotondradama avait pu depuis
longtemps penser à ce en quoi il allait innover , du moins
d’en multiplier le texte en autant d’exemplaires manuscrits
qu’il y avait de gouvernorats. Mais le roi affirmait d’une
façon générale qu’il assurerait la sécurité
des personnes à qui il s’adressait, celle de leurs femmes
et de leurs enfants et celle de leurs biens. Il se présentait comme
le "substitut" (solo), l’exact remplaçant d’Andrianampoinimerina,
de Radama Ier et de Ranavalona I°. Il ne devait pas y avoir de changement
notable qui soit une aggravation des peines appliquées au cours
des règnes précédents. Radama II inscrivait, normalement
pourrait-on dire, son règne dans la continuité, du moins
pour ce qui était l’essentiel.
La lettre du Roi obtient la réponse attendue. L’équipe
gouvernementale et, associé dans la signature, le peuple de la
mouvance royale (vahoaka tany mandry) donnent l’assurance d’effectuer
le service dû au souverain, qui est celui que l’on devait
à son maître (fanompoana). En fait, si le peuple est ainsi
associé à l’allégeance, les formules utilisées
concernent surtout la conduite du corps administratif. Pour celui-ci,
il s’agit, contre les tendances anarchistes de la société
malgache, de "tenir la terre et la seigneurie".
Dans la logique orale de la culture, les images utilisées ont un
sens qui dépasse ce que nous en avons retenu communément
aujourd’hui. Elles développent le thème de la construction
de la maison qui, dans la tradition, fut une invention du premier des
rois. Se référant d’abord à la construction
des maisons de terre et des murs d’enceinte (tamboho), elles rappellent
que le rôle des andriana et du pouvoir d’Etat est d’organiser
et de civiliser le peuple, communément assimilé au terrestre,
alors que l’Andriana l’est au célestiel, d’où
il tient sa mission. "Ataonay tefy tany ditra". "Nous en
ferons, écrivent-ils, comme du travail de préparation de
la terre humide et récalcitrante pour en faire une pâte homogène",
avec laquelle on élevait ensuite l’une après l’autre
les assises des murs. "Aleonay tovonana to’izay analana",
"Nous préférons, poursuivaient-ils, en ajouter plutôt
qu’en retrancher".
Plus conventionnelle dans ce genre de circonstances, l’autre image
renvoie à la construction des belles trano kotona de bois, qui
étaient les lapa où résidaient les rois, leurs représentants
et leurs proches, qu’ils soient de leurs parents ou simplement de
l’appareil d’Etat. "Ataonay tsy omby filo tsy omby fanjaitra
ny hitananay ny taninao sy ny fanjakanao Tompokolahy". "Nous
ferons, Monseigneur, en sorte que notre administration de votre terre
et de votre seigneurie soit à l’image d’une belle construction
de bois et que son assemblage ne laisse pas d’interstices tels que
la moindre aiguille puisse y pénétrer". L’image
affirmait la rigueur dans l’application des règles de l’Etat
et des décisions du souverain. Elle indiquait que la loi serait
la même pour tous, même s’ils étaient des puissants
qui possédaient de belles maisons de bois.
Le tokim-panompoana, l’assurance que le service du maître
sera bien assuré, est matérialisé par l’offrande
du hasina de la monnaie entière, à la fois piastre d’argent
de cinq francs et symbole de la parole non prononcée. Le geste
suffisait à signifier l’accord donné à la parole
royale et engageait définitivement ceux qui le faisaient
Le trépas d’un souverain était l’occasion d’un
deuil national. Il ne "mourait" pas mais "tournait le dos"
(miamboho). Il se situait à la charnière du monde que nous
voyons et de l’autre monde. Il tournait le dos à ce monde
pour entrer pleinement dans l’autre. Son titre changeait. Il n’était
plus Ny Andriana ou Ny Manjaka, mais Ny Masina, "Le Saint, La Sainte".
Dans une autre lettre que ne signent que le gouverneur et son adjoint,
ceux-ci donnent la composition d’un lalampò privé.
Du point de vue de la norme administrative, même si le gouverneur
en fait un lalampò, il s’agit là non d’une obligation,
mais d’une contribution volontaire (fitiatsimbahetra), comme l’indique
une annotation des bureaux tananariviens. Ce lalampò privé
est fait par le gouverneur lui-même pour une somme de 39,58 francs,
par son adjoint (19,58 francs) et deux vadim-bazaha, Ravahidria (5 francs)
et Raivo (2,50 francs), soit au total 66,66 francs.
Ce sont toutes des personnes importantes et qui jugent nécessaire
de faire un geste personnel, peut-être parce qu’elles avaient
une démarche en cours. Cela se comprend pour le haut personnel
administratif qui est en relation directe avec le roi et qui a plus de
devoirs envers l’Etat. C’est sans doute le cas de Ravahidria
qui avait obtenu un visa de sortie pour aller avec les siens rendre visite
à l’un de ses fils établi à l’île
de la Réunion et que le décès de la Reine va obliger
à renouveler sa demande. Quoi qu’il en soit, les vadim-bazaha
"épouses de vazaha" ont un statut social qui est reconnu
sur l’ensemble de la côte orientale au XVIIIe et au XIXe siècle
et qu’elles conservent après le décès ou le
départ de leur mari. Peu nombreuses et appartenant souvent à
des familles andriana, elles apparaissent comme des femmes influentes,
riches et indépendantes. Qu’on les retrouve dans ce geste
aux côtés du gouverneur et de son adjoint n’a donc
rien d’étonnant. Ce sont des notabilités dans la ville.
Dans la lettre où il annonce l’envoi du lalampò de
la province, le gouverneur traite aussi des affaires courantes. Il signale
à l’attention du Roi que les trois armuriers (mpanefy basy)
qui ont été affectés à Fort-Dauphin donnent
toute satisfaction. La réparation des armes à feu était
un des soucis constants de nombreuses garnisons, et Fort-Dauphin en avait
longtemps souffert. Il signale aussi qu’en dehors de l’armée,
dans la ville, le peuple qui vivait dans la mouvance du royaume se composait
de 120 hommes adultes, et évidemment de leurs familles.
Que ces affaires soient traitées dans la même correspondance
que l’envoi du lalampò montre que ce dernier était
au nombre des actes administratifs normaux. La nouvelle du décès
d’un souverain n’avait à être accompagnée
ni d’une demande d’aide ni de toutes les mesures qui devaient
être alors rappelées à la population. Les gouverneurs
et le peuple savaient quelles étaient les activités interdites
pendant la durée du deuil, tout comme ils savaient qu’ils
allaient contribuer au lalampò. Cette aide était aussitôt
recouvrée et envoyée. En 1861, la collecte des quelque 275
francs de la province n’avait pas demandé plus de trois jours.
La rumeur et Radama II.
Sitôt le trépas de Ranavalona I° le 16 août 1861,
son fils RakotondRadama fut proclamé roi sous le nom de Radama
II. Pour les Européens et pour beaucoup de Malgaches, le nouveau
roi représentait l’espoir d’une ère nouvelle
à Madagascar.
Radama II prit immédiatement, dès son couronnement, un
certain nombre de décisions novatrices où le modèle
européen ne fut ni toujours présent ni toujours heureux.
L’historiographie européenne, quant à elle, n’en
a pas toujours compris la véritable portée. Elle a parfois
attribué à l’Europe et à son influence des
décisions qui s’inscrivaient normalement dans la dynamique
de la logique traditionnelle. A raison aujourd’hui, personne ne
songerait à mettre au crédit de Radama II l’abolition
de la peine de mort en Occident, car des logiques différentes peuvent
aboutir à des décisions semblables. Mais toute innovation
dans une société des tropiques et donc réputée
immobile ou se reproduisant cycliquement , ne pouvait être alors
comprise que comme l’heureux effet des innovations de l’Occident.
L’on pourrait ajouter que ce qui était vrai hier le reste
souvent aujourd’hui, comme en attestent toujours un certain nombre
de guides touristiques et de travaux universitaires très hexagonaux.
C’est ainsi qu’en matière d’esclavage l’un
des thèmes porteurs de l’action européenne sous les
tropiques au XIXe siècle, les missionnaires et les envoyés
officiels à la Cour de Tananarive louèrent le roi d’avoir
affranchi ses esclaves, mais tout en constatant avec surprise que la décision
royale n’eût provoqué aucune critique, ils se demandèrent
pourquoi il n’avait pas pris une mesure beaucoup plus générale
et n’avait pas aboli l’esclavage dans tout son royaume. Et
l’on aima à supposer que le jeune roi avait bien l’intention
de le faire, mais que la brièveté de son règne ne
lui permit pas de réaliser ses desseins. En fait, la question resta
sans réponse, chacun se plaisant à imaginer que l’influence
de l’Europe sur l’esprit du jeune roi ne pouvait avoir eu
de meilleur résultat.
En date du 21 du mois du Verseau 1863, une lettre du 12 Hrs Razakamahandry,
gouverneur de la Mananjara, fournit les éléments d’une
première réponse. Dans cette correspondance, après
avoir traité des problèmes de son gouvernorat, Razakamahandry
enregistre trois lettres de Radama II sur les andevon’olona. Rappelons
que la plupart des andevo, à la différence de ce qu’imaginaient
les Européens, n’étaient pas des esclaves mais les
sujets privés de leurs maîtres, comme ceux-ci étaient
les sujets du souverain. Ils étaient tenus au service de leurs
maîtres, comme, à l’égard du souverain, ceux-ci
l’étaient personnellement, ne pouvant se faire remplacer
dans leur service. Quoique leurs devoirs à l’égard
de leur maître n’eussent occupé que le douzième
de leur temps mais parce qu’ils pouvaient être encore vendus,
seul un petit nombre d’entre eux pouvaient entrer dans la catégorie
des esclaves, en attendant de rejoindre le régime général
au décès de leur maître.
La première lettre du Roi qu’enregistre le gouverneur, suit
de deux mois son avénement. Elle date du 20 du mois de la Balance
1862, c'est-à-dire du 22 octobre 1861 dans le calendrier grégorien.
La dernière fut expédiée au plus tard en janvier
1863, puisque la correspondance du gouverneur, quant à elle, date,
à un ou deux jours près, du 8 février 1863. Ces trois
tenin’Andriana sont de nature différente. La première
est une proclamation de principe de gouvernement à communiquer
à la population au cours d’un kabary, la deuxième
un rappel, destiné aux membres de l’administration, des dispositions
existant en la matière, et la troisième un rappel plus complet
des mêmes dispositions à exposer publiquement, notamment
aux sujets qui viennent faire allégeance.
La naissance d’une rumeur
Peu après son avénement, la rumeur circula que "Radama
II, Roi de Madagascar, a affranchi les andevo des particuliers".
On peut se demander comment, après une longue période de
fermeture aux contacts étrangers, une telle rumeur a pu naître
et se répandre aussi vite. En fait, depuis l’interdiction
de la traite à l’époque de Radama Ier et le développement
du prosélytisme chrétien, la question était publiquement
posée dans le Royaume.
Dès 1831, tirant les conclusions de l’enseignement des missionnaires,
l’un des sujets de la Reine, Rainitsiandavana, avait décidé
de libérer ses andevo. Dans un culte de prières, le sermon
qu’avait fait un andevo lequel n’était pas un sujet
de la Reine (Ambaniandro), mais seulement un homme vivant dans le Royaume
(Ambanilanitra) , invitait les assistants à rejeter les sampin’Andriana,
les "palladia du Royaume", et s’attaquait donc ouvertement
aux structures de l’Etat. Tout cela avait provoqué un grand
émoi et entraîné des mesures sévères
pour éviter la propagation d’un tel modèle. La question
avait été comme oubliée dans la suite du règne
de Ranavalona I°, mais elle n’avait pas disparu et resurgissait
avec celui de son successeur.
Le désir de considération sociale, celle qui était
accordée aux andriana et aux hommes libres, explique au départ
l’existence de la revendication d’être sujet du souverain
et l’espoir de l’abolition du statut de sujet privé.
La rapidité et l’importance de la manifestation de ce désir
au lendemain du trépas de Ranavalona I° trouvent aussi une explication
dans les attitudes et mesures prises par Radama II. Le bon accueil que,
du temps de sa mère, le Prince avait fait aux missionnaires et
la protection qu’il avait accordée aux chrétiens pouvaient
laisser espérer que le désir allait être satisfait.
Sans doute en partie y contribua puissamment le fait que, dès son
avénement, le nouveau roi ait affranchi les andevo qui lui étaient
propres. La mesure était normale, et c’est pourquoi elle
ne provoqua pas de critique. Comme les seigneurs qui avaient un fanjakana,
les rois ne pouvaient pas avoir d’andevo. Rakotondradama, qui n’avait
pas de seigneurie, pouvait avoir des andevo, Radama II ne le pouvait plus.
La mesure d’affranchissement ne fut donc pas suggérée
par quelque influence humanitaire extérieure, mais imposée
par les institutions du pays. Que la mesure fût étendue pouvait
paraître vraisemblable.
De plus, une mesure importante en matière de politique intérieure
pouvait aussi donner matière à interprétation. L’unification
du royaume de Madagascar n’avait pas toujours été
menée selon les principes anciens. Radama II rompit avec la politique
de domination définie, me semble-t-il, à l’époque
où Rainiharo était le chef (lehibe) de l’administration
de Ranavalona I°. Radama II, écrit Guillaume Grandidier, "renvoya
dans leurs pays les otages que sa mère gardait en Imerina".
C’est ainsi qu’il abandonna le système qui contraignait
certains membres des familles princières des provinces soumises
à résider à Tananarive. Il accorde également
le droit de circuler librement aux Zanak’Andriana de l’Anindrana
qui étaient précédemment comme assignés à
résidence dans la ville où siégeait le gouverneur
nommé par sa mère. La mesure eut un grand écho dans
l’ensemble du royaume, mais la contrainte ayant souvent été
comprise comme un asservissement, le retour des otages dans leurs pays
fut assimilé à un affranchissement.
La rumeur démentie
S’il avait été dans l’esprit du Roi de mettre
fin au système des sujets privés, la diffusion de la rumeur
lui aurait été utile et il n’aurait pas mis autant
de constance à la démentir. On aurait même pu supposer
qu’avec son entourage, et notamment avec ceux qui avaient déjà
bénéficié de l’affranchissement, il l’eût
volontairement orchestrée. Il n’en est rien. Dès le
22 octobre, le Roi tient à la démentir et veut que ses représentants
en province le fassent par un kabary public, sans la moindre confidentialité.
Il fallait que cela soit fait bien nettement et de façon à
ce que tous les sujets l’entendent ensemble.
Il en donne la raison : "Ce n’est pas moi, écrit-il,
qui affranchirais irraisonnablement les andevo des hommes libres".
Aussi ordonne-t-il que soient arrêtés, ligotés et
conduits à Tananarive ceux qui diffuseraient la rumeur. Il tient
à être clair et veut que soit explicitement précisé
que le kabary public transmet bien ses propos. "Izao no fitenin-dRadama
II", explicite-t-il, "Voici ce qu’est la façon
de parler permanente de Radama II". Mais, comme en la circonstance,
il n’est pas seul responsable des institutions, il fait appel à
la collaboration de ses sujets, leur indiquant la conduite à tenir.
Il engage les maîtres à faire la leçon à leurs
sujets et à mettre en œuvre tout ce qui peut assurer leur
autorité sur eux, afin qu’ils ne diffusent pas de fausses
rumeurs dans son royaume et qu’ils ne se rassemblent pas pour faire
le projet soit de résister à leurs maîtres et de s’opposer
à eux, soit de partir en groupe vers les populations qui viennent
de faire allégeance. Ce dernier aspect était un de ses grands
soucis.
Les rois et reines Madagascar savaient bien que les habitants de la Grande
Ile ne reconnaissaient pas tous l’autorité de Tananarive.
A l’époque de Ranavalona I°, l’allégeance donnée
à la Reine en faisait des olona à part entière; sinon,
ils restaient des bibiolona, n’étant pas passés de
la nature à la culture. Mais, de tout temps, les régions
qui n’étaient pas ralliées offraient l’asile
aux andevo qui voulaient s’enfuir. Le pays vorimo sur le gradin
forestier d’Anosibe an’ala avait la réputation d’accueillir
tous les fugitifs et les mauvaises têtes. Il n’était
pas le seul. Il faut se souvenir qu’à l’époque,
le contrôle des populations était beaucoup plus lâche
qu’aujourd’hui.
Or, la politique de Radama II, incitant aux avantages de l’allégeance
d’abord les populations qui avaient auparavant reconnu le pouvoir
de ses prédécesseurs, avait tout à craindre localement
des effets de l’arrivée d’andevo fugitifs dans les
régions qui venaient de se soumettre au nouveau roi. Ils y auraient
diffusé la rumeur et leur arrivée aurait semblé lui
donner confirmation. En effet, conçue dans un cadre culturel antérieur
à la formation d’une armée plus ou moins à
l’européenne, cette politique était fondée
sur l’association, à l’autorité centrale, des
principautés soumises. Cela impliquait le respect des structures
sociales, autant celles des seigneuries (vodivona) des provinces que celles
qui ordonnaient la hiérarchie des rangs. Radama II ne pouvait prétendre
à la fois reconnaître l’état social existant
et retirer à ses sujets, réels ou potentiels, les andevo
qu’ils pouvaient avoir. La rumeur et ses effets possibles allaient
à l’encontre de la construction de l’unité.
Et quand Radama II rappelle que l’armée doit assurer la sécurité
des sujets libres, les Ambaniandro , et celle de leurs biens, il comprend
évidemment les andevo au nombre de ceux-ci.
Cette première mesure n’eut pas les résultats escomptés.
Non seulement le mouvement ne fut pas arrêté, mais, surtout
dans la région de la capitale, il encouragea des andevo à
comploter et à partir vers les régions de l’Anindrana,
en prétendant qu’ils étaient des hommes libres ou
encore qu’ils avaient accompli le dernier acte de la procédure
d’affranchissement en ayant versé le hasina au souverain
et cela sans justification.
Radama II revient sur le sujet dans la deuxième lettre. De la première
lettre à la seconde, il est passé grammaticalement de l’inaccompli
qu’il utilisait pour formuler la politique qui devait être
la sienne mais dont on pouvait penser qu’elle restait toujours susceptible
d’être modifiée au constat par le passé qu’il
n’avait pas effectivement affranchi les andevo et que l’on
ne pouvait donc prétendre le contraire. Le Roi y accuse en quelque
sorte de passivité fautive les responsables militaires et civils
et, sous peine de rétrogradation, les invite à agir fermement,
car, dit-il, "moi, je n’ai pas affranchi les andevo des sujets
libres". Il rappelle aux officiers, aux militaires et aux représentants
du peuple que leur devoir est d’agir et de poursuivre les délinquants,
puisque, dit-il, il n’y a plus de guerre.
Ainsi il indique incidemment un aspect de la politique qu’il comptait
mener dans l’unification du pays : les expéditions de conquête
sont finies, elles ne seront pas renouvelées, l’unification
doit suivre d’autres voies que la violence de la guerre pour aboutir.
Pour éviter des suppositions malsaines, le Roi entend faire justice
lui-même. Il ne faut pas que l’on puisse accuser les gouverneurs
d’être de mèche avec les maîtres des andevo.
La justice ne sera pas rendue sur place mais à Tananarive. Il faut
aussi remettre de l’ordre et acheminer vers la capitale les andevo
résidant dans les provinces et n’ayant pas de maître.
Il existait donc des gens qui pouvaient vivre dans le royaume sans avoir
une place fixée par les institutions et qui ne devaient de service
ni à un maître ni à l’Etat.
Cela n’étant pas suffisant, dans la troisième lettre,
Radama II rappelle la législation existante. Le rappel est destiné
à l’ensemble du peuple, mais aussi expressément aux
groupes qui viennent de faire allégeance et qui ne connaissent
pas toujours les lois qui ont cours dans le Royaume. Il donne la liste
des arguments avancés par les andevo concernés : "Moi,
j’ai déjà été libéré pour
devenir homme libre", "j’ai été affranchi
par Radama II", "nous avons été affranchis par
notre maître/nos maîtres", "nous nous sommes déjà
rachetés", ou encore "nous étions déjà
hommes libres". Certains vont même jusqu’à "se
présenter comme des envoyés du Prince". Ce dernier
argument pouvait avoir son poids, mais pour toutes ces questions, seule
l'administration provinciale était habilitée à présenter
les nouveaux arrivés, à les installer et à les situer
socialement.
Il rappelle la législation existante qui est celle des ancêtres.
Dans son code d'avénement (didim-panjakana), il avait repris les
dispositions de ses prédécesseurs telles qu'elles figuraient
dans le code de Ranavalona I°. Une prime d’une piastre et deux
sikajy (6,25 francs) était versée par le maître à
quiconque retrouvait un andevo fugitif, et une indemnité de deux
piastres (10 francs) par andevo fugitif et par mois était due au
maître par quiconque se serait plu à l'accueillir. Le rappel
est destiné à l’ensemble du peuple, mais aussi expressément
aux groupes qui viennent de faire allégeance et qui ne connaissent
pas toujours les lois qui ont cours dans le royaume.
Enfin, Radama II donne une raison qui aurait dû emporter l’adhésion
de ses sujets directs, car elle explicite une inquiétude que connaissent
toutes les sociétés d’hier et d’aujourd’hui,
celle de la sécurité. S’étant marginalisés,
ces fugitifs avaient renoncé aux normes de la vie en société
et pouvaient être à l’origine de l’insécurité
des biens et de toutes sortes de vols et désordres.
Si, dans sa correspondance, Razakamahandry prend acte des décisions
royales, il ne signale pas que, dans son gouvernorat, il ait eu à
les appliquer. La rumeur et ses effets n’avaient sans doute pas
atteint la Mananjara, et peut-être était-elle circonscrite
à la seule région de Tananarive. Toutefois, le texte qu’il
donne des trois lettres du gouvernement central permet de répondre
aux questions que l’on se pose sur l’attitude de Radama II
à l’égard de ce que l’Occident appelait "esclavage".
La question fit couler beaucoup d’encre et de salive, et continue
à le faire, dès que l’on parle de ce règne.
Il est certain que Radama II a innové. Il a notamment supprimé
l’ordalie du tanguin et, un siècle avant que cela devienne
une des préoccupations de l’Occident, il avait même
aboli la peine de mort, sans que ses visiteurs n’en comprennent
vraiment la raison. Mais en matière "d’esclavage",
il avait la position tout à fait traditionnelle que lui imposait
sa charge et sa politique : sa charge d’assurer l’ordre public
et la sécurité, son devoir de protéger le droit de
chacun à bénéficier de ses biens, sa politique de
renforcer l’unité du royaume.
L’importance et la persistance de la rumeur signalent toutefois,
au moins pour l’Imerina et sans doute partagée par beaucoup,
l’aspiration à une réforme. La dignité d’olona
"personne humaine", reconnue à l’andevo par le
droit malgache, ne s’accordait pas de la diversité des traitements
ni des inévitables despotismes domestiques. Le besoin d’une
loi générale applicable à tous se faisait sentir.
Le choix de la marginalisation de certains, qui échappaient à
la police que les maîtres devaient assurer dans leur fanjakana,
pouvait les conduire vers les chemins de la délinquance, mais il
ne devrait pas masquer les raisons profondes de l’aspiration.
Quelle fut l’attitude de Radama II à l’égard
de ce que l’Occident appelait "esclavage" ? La question
fit couler beaucoup d’encre et de salive, et continue à le
faire, dès que l’on parle de ce règne. Il est certain
que Radama II a innové. Il a notamment supprimé l’ordalie
du tanguin et, un siècle avant que cela devienne une des préoccupations
de l’Occident, il avait même aboli la peine de mort, sans
que ses visiteurs n’en comprennent vraiment la raison. Mais en matière
"d’esclavage", il avait la position tout à fait
traditionnelle que lui imposait sa charge et sa politique : sa charge
d’assurer l’ordre public et la sécurité, son
devoir de protéger le droit de chacun à bénéficier
de ses biens, sa politique de renforcer l’unité du royaume.
La mesure de la corvée royale
L’historiographie française sait mieux apprécier aujourd’hui
l’Ancien Régime et découvre que les pratiques les
plus abominables, qui avaient été dénoncées,
n’existaient que dans l’esprit des dénonciateurs. À
Madagascar, il n’est pas inutile de continuer à s’interroger
sur la nature et le fonctionnement du fanjakan’Andriana en se doutant
bien que la pratique quotidienne n’était pas toujours en
accord avec les principes affirmés.
"Taillable et corvéable à merci". La formule
qu’une historiographie républicaine appliqua abusivement
à l’ensemble des paysans et sujets du Roi Très Chrétien,
a fait des ravages dans l’histoire de Madagascar. On continue toujours
à imaginer, comme dans un récent travail universitaire soutenu
dans l’ancienne métropole, que les habitants étaient
autrefois à l’entière disposition des rois mpanjaka
et des seigneurs tompombodivona et tompomenakely et que la formule était
la seule règle.
Sur le même modèle, on imagine encore que les gouverneurs,
les komandy, du Royaume de Madagascar au XIXe siècle auraient disposé
à volonté et, horreur!, pour s’enrichir
du temps et de la force de travail de toute la population placée
sous leur autorité et que leur recours à cette main d’œuvre,
abusif au nom de la morale, était d’autant plus fréquent
et pressant qu’ils résidaient loin de la capitale et dans
les régions dites ambaniravinkazo "sous les frondaisons de
la forêt" et ambanivolo "sous les bambous". La "féodalité"
que l’on croyait retrouver à Madagascar semblable à
celle d’Europe, aurait, dans l’image que beaucoup s’en
font, été plus proche d’un esclavage généralisé.
La procédure Une lettre du 11 Honneurs Raberanto, gouverneur de la Mananjara, en date
du 17 du mois du Lion 1869 permet de donner une réponse à
la procédure qui avait été suivie et de cerner les
moyens qui avaient été mis en œuvre pour la restauration
des constructions et installations symbolisant le pouvoir à Tsiatosika
et Masindrano.
L’année précédente, le gouverneur ayant constaté
la nécessité des travaux de restauration en avait averti
la Reine, et celle-ci dans une lettre du 16 du mois de la Balance 1868
lui avait donné son accord, sous réserve de ne pas envoyer
le peuple faire la corvée du bois en forêt mais d’effectuer
les réparations avec les matériaux existant sur place et
réemployables. La Reine insiste fortement sur la défense
d’envoyer prendre en forêt les madriers et poteaux qui auraient
pu sembler nécessaires à ce travail : "Tsy mampaka
hazo ny vahoaka hianareo". Ce n’est qu’un peu moins de
huit mois plus tard que le travail commença : le 7 du mois des
Gémeaux 1869, pour se terminer le 18 du mois du Cancer, soit une
quarantaine de jours plus tard. Par la lettre du 17 du mois du Lion qui
arriva à la chancellerie royale le 28 du mois de la Vierge
une quarantaine de jours après sa rédaction , il
rendait compte de l’achèvement des travaux et de la façon
dont avait été assurée l’intendance.
De quoi s’agissait-il? De restaurer le mât (hazontsaina) arborant
le drapeau de la Reine qui se trouvait aux services de la douane à
Masindrano, au bord de la mer et plus précisément au nord
de l’embouchure du fleuve dans le quartier sud de l’actuelle
ville de Mananjary. De restaurer également le complexe politique
de Tsiatosika, qui se trouvait à une quinzaine de kilomètres
dans l’intérieur et où résidait le gouverneur.
Pour celui-ci, la lettre de la Reine parle du rova et du lapa, c’est-à-dire
de la palée qui entourait la résidence, et de la résidence
elle-même, alors que la lettre du gouverneur parle d’un rova
vaventy, une grande palée, et d’un rova anatiny, une palée
intérieure. Le lecteur pourrait se demander quelle leçon
il lui faudrait suivre, celle de la lettre de la Reine que cite le gouverneur
ou celle de la réponse de ce dernier. Il pourrait se demander également,
comme l’y inciterait un usage actuel fréquent, si, par rova
intérieur, l’on n’avait pas désigné le
lapa lui-même. A cette question, la réponse est sans équivoque.
Le lapa de la Mananjara était entouré de deux palées,
l’une intérieure, l’autre extérieure, car le
nombre des madriers utilisés pour le rova anatiny, même réduit
après la restauration, dépasse de loin le nombre de taolan-kazo
nécessaires pour la construction d’une trano kotona, même
de grande taille. Et l’annotation faite par la chancellerie à
l’arrivée du compte-rendu ne parle plus du lapa.
Les regalia dans la Basse-Mananjara en 1869 Ces symboles du pouvoir royal érigés dans la Mananjara,
ces regalia, étaient d’une importance capitale. C’est
le lapa entouré d’un rova, ou comme ici de deux rova, qui
était le centre politique et religieux représentant le souverain.
Et le mât qui porte le drapeau (saina) est plus qu’un instrument,
c’est lui qui érige le pouvoir royal et son esprit (saina).
S’il indique la souveraineté pour les commerçants
et marins étrangers, il est pour les sujets de la Reine le signe
du ralliement et de l’unité autour du souverain. Que le mât
en vienne à tomber ou le drapeau à se déchirer, l’unité
s’effondre et les habitants du lieu déguerpissent d’eux-mêmes
pour s’égailler en forêt. Le mouvement est difficilement
contenu. C’est ce que constatent des correspondances des gouverneurs
de la Mananjara, qui demandent le remplacement des drapeaux en lambeaux.
Selon les modèles architecturaux traditionnels, et si l’on
admet que les madriers utilisés pour les palées devaient
mesurer un empan de large (iray zehy), on peut estimer que le rova vaventy
de Tsiatosika délimitait une surface d’environ 4.000 m2,
et qu’il entourait une seconde palée d’environ 1.450
m2, à l’intérieur de laquelle se trouvait le lapa.
Sans doute la majeure partie de la colonie militaire résidait-elle
entre les deux palées.
Ces regalia, symboles du pouvoir royal érigés dans la Mananjara,
étaient d’une importance capitale. C’est le lapa entouré
d’un rova qui était le centre politique et religieux représentant
le souverain. Et le mât qui porte le drapeau (saina) est plus qu’un
instrument, c’est lui qui érige le pouvoir royal et son esprit
(saina). S’il indique la souveraineté pour les commerçants
et marins étrangers, il est pour les sujets de la Reine le signe
du ralliement et de l’unité autour du souverain.
Les travaux de restauration, entrepris avec les réserves émises
par la Reine, allaient donc en réduire les dimensions. La palée
extérieure n’allait plus enclore qu’une superficie
de quelque 1.750 m2, et la palée intérieure environ 550
m2. La réduction est importante, mais l’on peut penser que
la palée intérieure suffisait pour contenir le lapa et les
petites constructions annexes, et que, la cohabitation étant établie
avec la population, les officiers et militaires nommés par Tananarive,
s’ils étaient trop nombreux, ne jugeaient plus que leur sécurité
leur imposait de s’assembler à l’intérieur de
la grande palée. Dès lors, celle-ci ne devait comporter
que les bâtiments hébergeant les plus importants personnages
de l’armée.
L’exécution des travaux On comprend mieux l’exécution des travaux, quand on passe
du calendrier malgache au calendrier grégorien, car la durée
de l’année lunaire étant plus courte que l’année
solaire, les mois du zodiaque n’indiquent pas de façon immédiate
en quelle saison l’on se trouve. En effet, l’autorisation
royale fut donnée le 16 Adimizana 1868, c’est-à-dire
le 16 août 1868 si l’on se réfère à la
date du traité franco-malgache du 21 Adimizana / 21 août
1868 . L’accord dut parvenir au gouverneur Raberanto dans la première
quinzaine de septembre, selon le temps qui normalement, à partir
de sa rédaction, s’écoule pour l’acheminement
d’un courrier ordinaire vers la Mananjara. Les travaux ne débutèrent
que le 7 Adizaoza 1869, c’est-à-dire sept mois plus tard,
en avril. Le travail pour la Reine ne fut pas situé en saison sèche
au moment où cessent les travaux agricoles, mais à un moment
de pause relative dans ces travaux, alors que l’on attendait la
moisson du riz prévue pour le mois de juin.
L’autorisation donnée par la Reine interdisait donc l’envoi
de la population dans la forêt pour y chercher le bois nécessaire
pour remplacer les madriers à réformer ou pour y prendre
de quoi reconstruire à l’identique les installations précédentes.
Encore fallait-il appeler la main d’œuvre pour effectuer le
travail. Rien ne nous est dit sur le protocole suivi en l’occasion.
Mais ce qui est évident, c’est, d’une part, que si
le travail n’était pas rétribué, il ne devait
pas se substituer à un travail que la population aurait dû
alors accomplir pour ses besoins propres, et, d’autre part, qu’il
fallait assurer le financement des travaux. C’est ce que manifeste
le long délai qui s’écoule entre l’accord donné
par la Reine et le début des travaux.
Le délai avait aussi donné le temps à tous ceux qui
étaient concernés de s’organiser pour préparer
leur contribution à l’accomplissement des travaux. En effet,
si le peuple fournit les travailleurs, du moins ceux-ci doivent-ils être
nourris pendant toute la corvée. Il ne faudrait pas imaginer la
corvée royale ordinaire à l’image du service d’ost
dans la France médiévale, où le guerrier devait se
fournir de la nourriture nécessaire à ses besoins pour une
quarantaine de jours. A Madagascar, si le peuple fournit le travail, les
officiers et militaires, ainsi que les puissants du lieu, fournissent
la nourriture. Dans le cas présent, si le gouverneur ne fournit
aucun renseignement sur ceux qui ont fait le travail, il dresse par contre
la liste de tous ceux qui ont assuré les besoins de l’intendance.
Il n’a pas été fait appel à la cassette royale.
Tout au plus le gouverneur a-t-il prélevé, sur les troupeaux
de la Reine qui pâturaient dans la circonscription, quatre omby
maranitra, autrement dit quatre zébus aux oreilles taillées
en fer de lance et donc portant la marque du pouvoir souverain.
Les contributions Plus de 43 personnes ont ainsi fourni non de l’argent mais les
"produits de la terre" (vokatry ny tany) pour la nourriture
de la main d’œuvre. En première approximation, on serait
tenté de dire que les contributions variaient avec la position
hiérarchique, allant du gouverneur qui donna trois bœufs,
de la canne à sucre et du manioc, au simple militaire comme Rakoto
miaramila qui donna trois régimes de bananes. Cela correspondrait
bien à ce que l’on sait de la façon dont était
organisée les contributions collectives de ce genre. En fonction
de l’état de fortune de chacun, les notables organisateurs
proposaient le montant de chaque contribution, laquelle était ensuite
annoncée au cours d’une réunion commune, puis discutée
et éventuellement remise en cause par les intéressés.
En fait, un examen de détail constate que, dans le cadre des anciennes
valeurs, fonctionne une double hiérarchie, celle des Honneurs et
des grades dans la nouvelle administration et celle des statuts dans la
société traditionnelle. Le gouverneur ne se permet pas d’égaler
les quatre bœufs de la Reine qu’il représente, mais
s’en approche en ajoutant canne à sucre et manioc aux trois
bœufs qui forment l’essentiel de sa contribution.
Aux deuxième et troisième rangs, on devrait trouver d'abord
l’adjoint du gouverneur, le 11 Hrs Ralaimanitra, puis Rasolo 11
Hrs Aide de camp du Premier Ministre, dont les signatures suivent celle
de Raberanto dans les correspondances administratives. Or la contribution
de Ralaimanitra est concurrencée par celle de l’Andriambaventy
"Grand-Juge" Daophine Nicol, alors que les civils, les Borizano,
venaient protocolairement après les militaires, mais le protocole
établi du temps de Nicol père qui, à sa qualité
de chef des Andriambaventy, ajoutait celle d’Officier de l’armée
et était le deuxième personnage de la Mananjara ; et c’est
cette qualité et ce rang dont avait hérité son fils.
Ralaimanitra et Daophine Nicol donnent chacun un bœuf et y ajoutent,
le premier deux sacs de paddy et trois poulets, le second dix charges
de canne et six régimes de bananes. Il est vrai que, la viande
de volailles et le riz étant plus valorisés que la banane
et la canne à sucre, l’adjoint du gouverneur conserve alors
symboliquement un léger avantage sur l’Andriambaventy. Quant
à Rasolo 11 Hrs qui donne la moitié d’un bœuf,
il est, d’une part, distancé par l’Andriambaventy Liger
et par le 9 Hrs Ramaka qui donnent chacun un bœuf, et par le 10 Hrs
Rabefiringa qui ajoute douze charges de canne à la moitié
d’un zébu, et, d’autre part, égalé par
l’Andriambaventy Ratsimirondahy, le 10 Hrs Andriantsalama et le
7 Hrs Ramanantsoa.
A Madagascar, si le peuple fournit le travail, les officiers et militaires,
ainsi que les puissants du lieu, fournissent la nourriture. Si le travail
n’était pas rétribué, il ne devait pas se substituer
à un travail que la population aurait dû alors accomplir
pour ses besoins propres. Le travail pour la Reine ne fut pas situé
en saison sèche au moment où cessent les travaux agricoles,
mais à un moment de pause relative dans ces travaux, alors que
l’on attendait la moisson du riz prévue pour le mois de juin.
Sans guère de respect pour la nouvelle hiérarchie des Honneurs
(Voninahitra), et en fonction des possibilités individuelles, il
est évident que, à l’exemple de la Reine, le modèle
idéal est celui de l’Andriana qui donne un ou plusieurs zébus.
C’est ce qu’exprime implicitement la formule du gouverneur
quand, faisant le total des zébus donnés et indiquant la
qualité des donateurs, il cite les parents de la Reine avant les
Officiers et les autres responsables politiques. Au total, en réservant
le cas de l’Andriambaventy Ratsimirondahy que nous ne savons précisément
situer dans la société, nous voyons que c’est à
ce modèle que se conforment les andriana du gouvernorat de la Mananjara.
Sur quatorze andriana, onze donnent un zébu ou contribuent pour
la moitié, le quart ou le sixième d’un animal. Ce
sont huit Andriamasinavalona, un Andrianamboninolona, un Andriandranando
et un ZanadRalambo. Sur les vingt-quatre roturiers (folovohitra) reconnus
comme tels, huit seulement obéissent au modèle, deux d’entre
eux n’étant sans doute pas tenus pourtant à faire
un tel effort par leur grade de 7 Hrs. Quant aux trois Mainty de 6 et
7 Hrs affectés dans la Mananjara, ils ne peuvent pas entrer dans
la compétition, car leur statut qui traditionnellement ne leur
permettait pas d’accumuler la richesse, est alors laminé
par la politique des premiers ministres. Ils se retrouvent en compagnie
des trois andriana qui n’ont pu satisfaire au modèle idéal.
La nourriture des travailleurs L’on aurait toutefois pu s’attendre à ce que le riz
eût fourni l’essentiel de la nourriture. Il n’en est
rien, si l’on compare la consommation de riz et celle de viande.
En effet, il est offert 14 mesures (vata) et un sac (lasaka) de paddy,
et 10 mesures de riz blanc. La mesure valant un double-décalitre,
le son représentant trente pour cent du poids du paddy et un litre
de riz équivalant à un peu plus de 900 grammes, on peut
estimer qu’il a été consommé environ 420 kg
de riz blanc. Cela pouvait fournir 1.470 repas à raison d’un
kapaoka de riz par personne et par repas, et donc 1.470 journées
de travail, car seul le repas de midi devait être assuré,
comme il l’est encore à la campagne quand quelqu'un fait
appel à l’entraide villageoise (valin-tànana). Etant
donné les jours où l’on ne travaillait pas, il n’est
pas invraisemblable de penser que le chantier ait en permanence mobilisé
une cinquantaine de personnes.
Quant à la viande, elle est plus facile à évaluer
: 62 poulets (akoho), un canard domestique (vorombazaha) et quinze zébus.
En poids, cela représentait environ 80 kg de volailles et six tonnes
de viande de bœuf. Pour cette dernière, l’on compte
des animaux qui ne sont pas les beaux animaux de huit ans que la tradition
donne pour l’idéal, mais des animaux plus petits de quatre
ans pesant environ 400 kg Si l’on admet l’estimation d’une
cinquantaine de personnes travaillant en permanence sur le chantier, la
ration alimentaire du repas moyen aurait compris un kapaoka de riz et
quatre kilos de viande. Cela peut sembler beaucoup. Il est possible que
les corvéables aient rapporté chez eux une partie de la
viande qui leur avait été donnée pour en faire profiter
leurs familles. Il est aussi possible qu’il y ait eu une main d’œuvre
plus nombreuse sur le chantier et que la ration de riz ait été
moindre. Quoiqu’il en soit, il est évident que l’on
y a consommé beaucoup moins de riz que de viande, notamment de
viande de bœuf.
Au riz et à la viande s’étaient ajoutés sept
courges, du manioc, des bananes et de la canne à sucre. Les haninkotrana
n’étant pas des nourritures de prestige, le manioc ne représentait
pas grand-chose : deux sacs, deux grandes corbeilles (harona) et un tory
sans doute une rangée de manioc frais dans un champ cultivé
que le gouverneur Raberanto envoya prendre. Quant aux 51 régimes
de bananes (reny akondro) et aux 76 charges de canne à sucre (entana
fary, équivalant à une brassée), ils représentaient
en moyenne par jour un ou deux régimes de bananes et au moins deux
charges de canne. Ils apportaient un peu de sucre de douceur pour rappeler
à point que la vie est douce.
Le modèle idéal est celui de l’Andriana qui donne
un ou plusieurs zébus. Sur quatorze andriana, onze donnent un zébu
ou contribuent pour la moitié, le quart ou le sixième d’un
animal. Sur les vingt quatre roturiers (folovohitra), huit seulement obéissent
au modèle. Quant aux trois Mainty de 6 et 7 Hrs affectés
dans la Mananjara, ils ne peuvent pas entrer dans la compétition,
car leur statut est alors laminé par la politique des premiers
ministres.
Comme nous le montrent les travaux de Masindrano et de Tsiatosika dans
la Mananjara en 1869, le droit de convoquer le peuple à la corvée
n’était pas à la disposition permanente et à
la discrétion des autorités provinciales. Même pour
la restauration des installations publiques les plus symboliquement valorisées,
un gouverneur devait en référer à Tananarive et en
demander l’autorisation à la Reine. Celle-ci, comme on le
voit dans le cas présent, n’était pas donnée
sans réserves. Les sujets de la Reine n’étaient pas
"taillables et corvéables à merci". Et, avant
de prendre la décision de convoquer le peuple, les autorités
provinciales devaient bien savoir qu’une telle convocation entraînerait
leur propre participation. En l’absence d’une fiscalité
de type moderne, les besoins de l’Etat étaient couverts par
les contributions de tous ceux qui, à un titre ou à un autre,
étaient parties prenantes à l’exercice du pouvoir
souverain.
Quant à la corvée elle-même, quand elle était
décidée, le moment était choisi pour éviter
de placer le travail pour l’Etat à un moment qui aurait empêché
le travail ordinaire des assujettis. La corvée n’était
jamais une fête, sauf dans le cas des corvées rituelles pour
le service du Ciel, du moins était-elle toujours une occasion de
faire bombance dans une société où l’on ne
mangeait pas de viande chaque jour. Anarahana Andriana, hena, disait-on.
"Si l’on suit le Prince, c’est à cause de la viande
".
Si l’on répondait à la convocation à
la corvée, c’est aussi parce que l’on savait
que l’on y mangerait beaucoup de viande. L’autorité
de la Reine, qui la partageait avec l’ensemble de ses parents
andriana et avec les militaires de son administration, reposait
sur la possession de nombreux troupeaux et sur les largesses dont
elle, ses parents et ses militaires savaient faire usage. Autorité
et générosité allaient toujours de pair dans
les gouvernements aristocratiques que respectait le peuple..
|